Donner sa place à l’expérience du patient dans la recherche clinique médicale : la recherche qualitative
De l’art de la médecine, en passant par l’evidence based-medicine jusqu’à la recherche qualitative : Un changement de paradigme
Laurence Verneuil (2), Jordan Sibeoni (1,2), Émilie Manolios (1,2), Jean-Pierre Meunier (2), Anne Révah-Lévy (1,2)
1. ECSTRRA Team, UMR-1153, Inserm, Université de Paris, Paris, France F-75010
2. IPSE Association : ipsea.fr
article rédigé en juin 2020, non encore publié
Aujourd’hui en 2020, en pleine crise sanitaire mondiale liée à la pandémie du covid 19 (coronavirus), la société civile, espère beaucoup de la science, ou du moins qu’elle fasse en sorte, grâce à la production des connaissances, que l’humanité survive. Nous voici tous menacés par un hôte du vivant, un coronavirus. Un chaos mondial lié à un organisme invisible sur lequel l’humanité, les scientifiques ne connaissent rien ou peu, son émergence, sa transmission, sa virulence, son adaptation à l’environnement.
Dans une société souvent dogmatique et fière de son savoir, nous voici confrontés à une période emblématique de confrontation à l’inconnu, qui pourtant est structurel de notre existence, et contre lequel, nous (société civile, scientifiques) luttons en permanence.
Dans le contexte actuel, il faut faire avec cette incertitude, et pas à pas, faire naitre des connaissances pour échapper à notre extinction. Les scientifiques, les médecins, les chercheurs, ont la parole, ils débattent. Même le pouvoir politique, si sûr de son savoir, s’en remet à eux. Emmanuel Macron, adresse aux Français le 13 avril 2020 « Ce soir, je partage avec vous ce que nous savons et ne savons pas ». Dans le monde moderne, il revient aux scientifiques d’apaiser les angoisses en réduisant l’incertitude consubstantielle de la connaissance scientifique. Mais en sciences, il convient toujours de commencer par douter et questionner.
Contexte de la recherche clinique actuelle
L’EBM (evidence based medicine) et son outil de référence ECR (essai contrôlé randomisé) ont permis des progrès importants en médecine. Cette méthodologie s’est imposée au fil du temps comme la seule voie permettant la production de connaissances médicales validées. Elle est ainsi devenue le paradigme dominant dans le domaine des sciences médicales. Son hégémonie l’a transformé en un dogme que plus personne ne questionne, infiltrant tous les espaces de la santé. Pourtant ce modèle, comme tout modèle, a des limites.
La construction de cette méthodologie est la suite d’un mouvement de rationalisation de la pratique médicale. Historiquement, la pratique médicale reposait sur des conceptions relatives à la magie, à la religion. Le premier essai clinique de l’histoire date de 1740, avec une étude de J. Lind, médecin de la Royal Navy, qui réalise un essai sur les marins atteints de scorbut, maladie liée à une carence en vitamine C ; il sélectionne 12 marins atteints de lésions scorbutiques, répartis en 6 groupes de deux ; les 2 marins ayant reçu des agrumes guérissent. Le premier essai contrôlé randomisé considéré comme l’essai étalon or de recherche clinique date de 1948. Reconnu par le British Medical Research Council, il évalue l’intérêt de la streptomycine contre la tuberculose.
L’EBM se structure progressivement avec 2 dates emblématiques : 1980 puis 1992. Un groupe d’épidémiologistes (Sacket, Fletscher, Guyat) est sollicité par le gouvernement canadien pour la mise en place politique de la santé prédictive. En 1980, est annoncée une réforme pédagogique : la mise en place d’une technique d’évaluation de la qualité et du tri de la littérature médicale. En 1992, le JAMA publie que l’EBM peut aussi s’appliquer à la pratique médicale. Ces approches évaluative et éducative sont possibles grâce au déploiement des outils numériques (moteurs de recherche) et à la fondation de la Collaboration Cochrane, qui fait la promotion des ECR et introduit la méta-analyse. Il s’agit d’une profonde modification de la production de la connaissance scientifique et des pratiques médicales.
Mais qu’est-ce donc que l’EBM ? [1-3]
En théorie, il s’agit d’une triangulation pour une aide à la décision médicale associant :
- - Les meilleures données cliniques externes ;
- - Les préférences du patient ;
- - L’expertise du clinicien.
L’outil de référence EBM est l’ECR double aveugle et randomisé ; il est le gold standard, pour produire de la connaissance, il est celui qui a le plus de validité en médecine clinique ; il a été créé et est utilisé surtout pour évaluer l’efficacité du médicament.
Initialement, le modèle envisage uniquement la question des preuves scientifiques (données cliniques externes) dans la décision médicale avec le risque d’une tyrannie de la « preuve ». Les « preuves » devaient remplacer l’expérience du praticien. Le modèle est très critiqué, et en 1996, il est révisé avec introduction de la notion d’expérience du praticien dans les paramètres de décision. Et c’est seulement en 2000 que le modèle EBM intègre le troisième élément de la décision, les préférences du patient ; il aura fallu attendre 20 ans pour que les préférences des patients soient prises en considération dans la définition ! En 2000, c’est aussi, l’apparition de la hiérarchisation de la littérature médicale introduite par Malinosky, avec en haut de l’échelle, les méta-analyses (évaluation critique de la littérature) et l’ECR utilisé pour les études cliniques ; puis par ordre décroissant de « force probante » les études de cohortes, les études de cas témoins, les enquêtes transversales, les études de cas. Pour être concret et dans l’actualité, l’étude du Pr Raoult sur l’hydroxychloroquine contre le Covid-19 est une étude de cohorte et pas un ECR.
L’ECR qui s’impose comme la référence de l’évaluation en recherche clinique est un protocole expérimental qui teste une nouvelle thérapie ou action de santé en comparant un groupe expérimental dit « intervention » et un groupe dit « contrôle ». Son but est d’évaluer l’efficacité d’une intervention de santé. Dans cette méthode, il est indispensable d’assurer une comparabilité́ des groupes tout au long de l’expérimentation, qui nécessite ce qu’on appelle une bonne validité interne : est-ce que le résultat est fiable, c’est-à-dire est-il réel et non biaisé ? S’assurer que le résultat obtenu reflète bien la réalité, car il n’est dû ni à un biais ni au hasard.
Le risque de biais (sélection, performance, mesure, attrition) tout au long du processus est important, et il dépend de la qualité méthodologique et de la qualité de réalisation de l’essai (respect de règles méthodologiques). Pour être valide, l’ECR doit répondre à sept règles strictes méthodologiques principales :
ECR contrôlé, randomisé, en double-aveugle, des critères de jugement parfaitement définis avec un critère principal de jugement unique, un calcul des effectifs de patients à inclure qui doit être explicité et vérifiable, un plan expérimental de l’essai qui doit être standardisé, et une analyse statistique « en intention de traiter ». On voit d’emblée que la réalisation d’un ECR de qualité est complexe.
Il y a par ailleurs des limites à l’ECR : son intérêt pour une efficacité théorique, mais pas en vie réelle, des patients sélectionnés et un contexte de prise en charge spécifique, d’où une validité externe des résultats limitée, une durée limitée des traitements, un faible nombre de patients inclus /population totale patients qui seront exposés au traitement, l’utilisation de l’outil statistique, qui donne des résultats pour un sujet « moyen ». Or dans la vraie vie, ce sujet « moyen » de la statistique n’existe pas. Enfin, le point de vue du patient, des aidants ne sont jamais pris en compte.
De manière globale, on voit aussi que l’EBM a des limites : on note un dévoiement des principes EBM en prônant une objectivation à tout prix ; il s’agit d’un dogme réductionniste avec la production de données probantes, dans une logique de quantification considérée comme une fin en soi et se suffisant à elle-même. Cette méthodologie est insensible aux données contextuelles pourtant fondamentales pour le jugement clinique. Elle apporte des informations valides et exactes à un jour donné, qui ne le seront peut-être pas dans le futur [4].
Surtout, le principe de base de triangulation n’existe pas ; il n’y a pas de place pour le patient. Des lors, on peut se poser la question de la validité du produit de la connaissance, impliquant aussi une remise en question de la pertinence du soin.
Un mot de sémantique, car rapidement les esprits des scientifiques et des médecins, ont été infiltrés par les « preuves » pour traduire EBM : médecine basée sur les preuves, médecine factuelle, etc. Or Evidence peut se traduire par preuves, ou bien par données probantes. L’expression « médecine basée sur des données probantes » est plus relativiste, car la donnée probante est caractérisée par son aspect transitoire et évolutif en fonction de nouvelles connaissances et du contexte, elle tient compte de l’incertitude régnante. Ce n’est pas la donnée qui est probante, mais ce qui fonde l'expertise du clinicien en articulation avec la recherche clinique dite « externe ». Le problème est la réduction de la notion de probant aux seules données probantes issues des recherches cliniques extérieures « Sans l'expertise clinique, la pratique risque de tomber sous la tyrannie de la preuve, puisque même les plus excellentes preuves externes peuvent être inapplicables ou inappropriées au patient ». En d'autres termes, pour que les données soient probantes, elles doivent être évaluées tant de l'intérieur que de l'extérieur de la dyade patient-médecin.
D’ailleurs en 1996, Sackett, parle de « l’utilisation rigoureuse, explicite et judicieuse des meilleures données disponibles lors de prises de décision concernant les soins à prodiguer à des patients individuels ». Cette approche préconise « d’intégrer l’expertise clinique individuelle avec les meilleures données cliniques externes provenant de la recherche systématique » et Sackett parle de « meilleures données disponibles » et non de preuves [2].
Pour résumer, l’EBM est un outil de portée indiscutable mais limitée, utile mais non exclusif.
Restreindre l’EBM aux essais randomisés et aux méta-analyses de la littérature apparaît comme un réductionnisme dogmatique, dans un contexte d’incertitude auquel l’EBM prétend remédier. Comme l’écrit Canguilhem : « La médecine factuelle, une sorte d’idéologie scientifique. Elle constitue un système sommaire, d’explication de la médecine, selon des normes d’emprunts, qui viennent de la statistique et du dénombrement ».
L’EBM : de la théorie à la pratique clinique
Sackett, l’homme de l’EBM, avait redéfini l’EBM en introduisant les valeurs du patient et utilisait une formule remarquable de concision « l’EBM est la science de l’art de la médecine ». Mais en quoi consiste cet art médical ? Elle consiste en tout ce qu’il y a de capacités singulières, de talents dans l’exercice concret de la médecine. L’art médical, c’est le jugement clinique, c’est-à-dire une règle pour un patient singulier. L’art médical, c’est savoir articuler objectivité scientifique et subjectivité du malade. Cela pose le problème crucial du transfert et de l’intégration des connaissances.
On a vu que l’EBM était une opération de rationalisation qui fait entrer la rationalité scientifique en médecine. On pourrait approximativement dater l’origine de cette exigence de la rationalité scientifique au mouvement de mathématisation de la nature du XVIIe siècle, sous l’impulsion de penseurs comme Galilée, Leibniz, Descartes ou Newton. Mais qu’est-ce que la rationalité scientifique ? C’est une opération de construction et de découpage du réel, qui sépare le noyau objectif mesurable des significations existentielles. Elle induit une réduction des phénomènes par un processus analytique et décontextualisant. C’est une manière de rendre compte du monde. On voit que la rationalisation de la médecine était une manière de s’opposer aux pratiques « magiques » qui par ailleurs ne prenait en compte qu’un seul sujet malade. Les épidémies (diphtérie, tuberculose, etc.) ont obligé à penser autrement, de manière populationnelle, en perdant de vue le patient singulier. Or le monde a changé, a évolué, et avec lui les pathologies et les attentes des patients.
L’approche EBM est une approche répondant à des maladies aiguës. Elle a permis d’énormes progrès, en particulier en infectiologie. En dehors du contre-exemple actuel avec le Covid-19, on a pu noter ces dernières décennies, une évolution des pathologies avec une chronicisation et complexification des maladies (15 millions de maladies chroniques) associées au vieillissement de la population. Par ailleurs, la libération timide de la voix des usagers par l’intermédiaire de la naissance du consentement libre et éclairé du patient, introduit par la loi Huriet-Sérusclat de 1988 et dans la loi de 2002 de Kouchner, le développement des associations de patients, l’émergence du numérique, a fait évoluer le modèle médical paternaliste vers un modèle de co-construction et une médecine centrée sur le patient, avec la notion de patient acteur de sa santé et l’émergence des thérapies complémentaires. Par ailleurs, le constat du très faible niveau d’observance aux traitements prescrits, des coûts élevés de la santé a été fait. Et le paradigme de l’EBM devient inadapté pour l’évaluation de ces changements.
Donc sous la force de ces éléments, un changement de paradigme de la recherche clinique a émergé. On a vu naitre le patient partenaire, qui reconnaissait enfin la validité des savoirs expérientiels et la co-construction de savoirs médecin/patient.
D’ailleurs, L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affirme désormais que la participation des patients à leur santé est une nécessité sociale, économique et technique. Depuis 2005, l’EMA (European Medicines Agency) et la FDA (Food Drug Administration) ont publié un grand nombre de documents d'orientation, recommandant l'inclusion des résultats déclarés par les patients (PRO patient reported outcomes) dans les essais cliniques [5], les PRO étant définis par « données provenant directement des patients, sans interprétation du médecin ou d'autres personnes, sur comment ils fonctionnent ou ressentent une maladie et ses traitements ». En pratique, il s’agit de questionnaires crées pour s’adresser aux patients. Reste encore à déterminer comment développer un bon questionnaire PRO ? quelle est la validité du questionnaire ? En d’autres termes, le questionnaire mesure-t-il les concepts qu’il devait mesurer ? [6]
Pour développer un questionnaire valide, il doit être nécessairement construit à partir de l’expérience vécue des patients. Il ne doit pas être la représentation des médecins sur la question posée. C’est ici que la recherche qualitative, ayant pour objet de mettre en évidence l’expérience vécue du patient a un rôle déterminant à jouer.
Qu’est-ce que la recherche qualitative ? [7]
Notre groupe de recherche à une vision spécifique des méthodes qualitatives : les méthodes qualitatives s’intéressent à la façon dont les individus relatent, et comprennent ce qu’ils vivent : leurs vécus internes, actions, et ce qui les entoure. Pour le formuler encore plus simplement, la recherche qualitative c’est « ce que les sujets disent de ce qu’ils vivent, à un autre (chercheur) ».
La recherche qualitative est particulièrement intéressante pour évaluer les questions cliniques et thérapeutiques complexes. Il s’agit d’un recueil et d’une analyse de données verbales, la place de la subjectivité du chercheur est assumée, la rencontre avec le chercheur est nécessaire. Les critères de la recherche qualitative ne peuvent pas être superposés aux critères de la recherche quantitative, en particulier, le critère de réflexivité, c’est-à-dire la mise au travail de la subjectivité du chercheur pour faire émerger des connaissances. Ce qui serait considéré comme un biais dans une recherche quantitative est ici au centre de la méthode.
De façon générale, dans ce débat quantitatif/qualitatif, il est fondamental de prendre la mesure que tout dépend du paradigme dans lequel on se situe [8].
Un paradigme est un ensemble structuré d'hypothèses concernant la réalité (ontologie), la connaissance de cette réalité (épistémologie) et les façons particulières de connaître cette réalité (méthodologie). C’est « Une vision de la réalité (du monde) et de la place de l’individu dans cette réalité » : un consensus à la fois implicite ou explicite, relativement ferme entre les spécialistes d’un domaine spécifique de recherche. Le paradigme est ce qui fonde et maintient le consensus entre des spécialistes quant au choix légitime des problèmes concrets à résoudre, aux méthodologies à utiliser et aux manières de trouver des solutions concrètes.
De façon caricaturale mais didactique, on peut considérer que les méthodes quantitatives se basent sur un paradigme positiviste (ou post-positiviste). L’ontologie est réaliste : il y a une réalité objectivement observable et qui existe indépendamment du savoir humain. Sur le plan épistémologique, il y a une vérité objective, c’est-à-dire que l’objet de la connaissance est indépendant du sujet connaissant. Un enquêteur est capable d'étudier un phénomène sans l'influencer, ni en être influencé. « L'enquête se déroule comme à travers un miroir à sens unique ». Méthodologiquement, on va donc pouvoir générer des hypothèses sur cette réalité afin de les vérifier. L'idée sous-jacente est que tout phénomène peut être réduit à des indicateurs empiriques qui représentent la vérité.
Les méthodes qualitatives sont principalement basées sur un paradigme constructiviste. Le constructivisme, issu des travaux du philosophe allemand Emmanuel Kant, considère que la connaissance émerge d’un processus humain de construction et de reconstruction. Nous ne connaissons du monde que des phénomènes, c’est-à-dire l’expérience et la représentation dans notre esprit des apparences des choses. Pour donner une réalité au monde, il faut la construire ou plutôt la co-construire dans une relation d’interdépendance permanente entre soi (le sujet), l’objet et le monde. C’est le travail du sujet que de co-construire peu à peu l’objectivité du monde et c’est la tâche des sciences que de construire le monde comme un objet. Un petit détour très simpliste par les neurosciences, qui montrent qu’il n’y a pas une réalité, mais autant de réalités, que d’êtres humains et que de cerveaux. Les neurosciences, domaine très fondamental, se situent dans un paradigme plutôt constructiviste.
Echantillonnage : on parle de « Purposive sampling » : échantillonnage raisonné. Le purposive sampling est une technique de recrutement sélective qui cherche à inclure les sujets susceptibles d’apporter le plus d’information sur le phénomène étudié [9]. Ce qui détermine l’échantillonnage n’est pas le besoin de prédire ou de généraliser, mais celui d’approfondir et de comprendre au mieux un phénomène afin de créer de nouvelles interprétations. Il ne s’agit dont pas d’atteindre un échantillon représentatif d’une population mais un échantillon exemplaire de l’expérience étudiée. Le groupe va donc être hétérogène afin de s’assurer de cette exemplarité : différents protagonistes de l’expérience (patients, soignants, aidants), âge, durée de la maladie, traitements antérieurs…
Il n’y a aucun intérêt en recherche qualitative à comparer à un groupe contrôle. Le recueil des données s’arrête lorsqu’on atteint la saturation des données, à savoir lorsque les données recueillies et l’analyse ne fournissent plus d'éléments nouveaux [10]. Ce critère détermine le nombre de participants, et il n’y a pas d’échantillon à priori. C’est un critère majeur de qualité. Le nombre de sujets nécessaires pour l’exploration est en moyenne autour de 20, ce qui n’a rien à voir avec les effectifs dans les études quantitatives.
Le recueil et l’analyse des données verbales a lieu en même temps, au fur et à mesure des entretiens. Le cadre et les modalités de la rencontre ont différentes formes, il peut s’agir d’observations, d’entretiens individuels, d’entretiens de groupe (focus group), d’études de documents écrits. La question est celle de choisir le cadre et la modalité la plus adaptée à la question de recherche avec l’objectif de faire émerger un récit d’expérience. D’ailleurs, pour Richards/Morse « les données ne sont pas recueillies, mais construites » [11]. L’accent est mis sur la part active du chercheur qui va induire le récit d’expérience, et co-construire des données selon un processus collaboratif (non pas un recueil passif), en sachant que l’interviewé est l’expert (toujours).
Après des années d’élaboration, de réflexions sur la recherche qualitative, notre groupe de recherche a élaboré sa propre méthode qualitative : The IPSE (Inductive Process to analyse the Structure of lived- Experience) approach [12].
Il s’agit d’une méthode spécifique au domaine de la santé, selon une approche inductive conçue pour accéder au plus près de l’expérience des protagonistes des soins et aboutir à des implications concrètes dans le domaine du soin. Il existe évidemment d’autres méthodes utilisées dans une recherche médicale mais issues d’autres disciplines et champs théoriques, principalement la sociologie et la psychologie (Grounded theory, Colaizzi, IPA (interpretative phenomenological analysis (…), Van Mannen…) [13] et qui ne sont donc pas adaptées en tant que telles à la recherche médicale.
IPSE est une méthode innovante en recherche qualitative appliquée à la recherche médicale, en 5 étapes :
- 1ère étape : Constitution du groupe de recherche ;
- 2ème étape : S’assurer de l’originalité de la recherche ;
- 3ème étape : Recrutement et échantillonnage, viser l’exemplarité ;
- 4ème étape : Recueil des données, accéder à l’expérience ;
- 5ème étape : Analyse des données, de la mise en évidence de la structure d’expérience à l’ouverture sur des propositions.
Huit critères de rigueur et points méthodologiques forts encadrent tout processus de recherche IPSE :
- Exploration approfondie et éthique du chercheur
- Implication des patients et retour des « sujets d'expérience » : le sujet de l'expérience devrait pouvoir dire : «c'est exactement ça, mais je ne l'avais jamais formulé comme ça ».
- Triangulation
- Attention aux cas négatifs
- La langue de l'analyse : celle des participants et des chercheurs
- La question des choix d'axes d'expérience : notre objectif n'est pas la connaissance pour elle-même, mais la connaissance pour l'amélioration des soins et de la vie des patients. Les choix guidés par cet objectif, déterminés par la pertinence et non la récurrence des axes d'expérience.
- Transférabilité : dans notre approche IPSE, il s’agit que la structure de l'expérience résonne avec des patients en dehors de l'étude. Commentaires des associations ou d'autres groupes représentatifs.
- Subjectivité et réflexivité des chercheurs : réflexivité, question très importante, définie comme la réflexion par les chercheurs de leur rôle dans l'étude et de ses effets sur leurs résultats à chaque étape du processus de recherche.
- les chercheurs impliqués dans étude doivent répondre à 2 questions :
- (i) Quelles sont mes idées préconçues et mes croyances sur le phénomène étudié et la question de recherche ?
- (ii) Quelles sont mes attentes concernant cette étude ?
- Cette position réflexive est travaillée en permanence au sein du groupe.
Conclusion
IPSE est la 1ère méthode qualitative spécifiquement élaborée pour la recherche clinique médicale ayant pour point de départ toujours une question de santé ouverte concernant le vécu de tous les protagonistes du soin et pour objectif de s’appuyer sur la structure d’expérience proposée pour faire des propositions thérapeutiques concrètes et pour construire des PRO avec un impact direct sur la pertinence et la qualité des soins.
Les méthodes qualitatives s’intéressent aux perspectives du patient (et des protagonistes du soin), il n’y a pas d’hypothèse préalable mais une exploration de récits pour produire des indicateurs pertinents d’efficacité à partir du patient. Elles devraient toujours être en 1ère phase d’un essai clinique afin de s’intégrer dans des recherches utilisant des méthodes mixtes articulant qualitatif et quantitatif : par exemple, utiliser dans un essai des indicateurs pertinents d’efficacité élaborés préalablement lors d’une phase qualitative IPSE.
La connaissance médicale clinique et la pratique médicale reposent sur une double approche à la fois analytique - dont l’EBM fait partie intégrante - et phénoménologique à laquelle la recherche qualitative donne accès. Ces deux approches ne sont ni rivales ni contradictoires ; elles sont complémentaires.
Points clés de recherche qualitative
- S’intéresse à la complexité des questions cliniques et thérapeutiques :
- C’est un changement de paradigme en recherche clinique :
- Patient partenaire
- Reconnaissance de la validité des savoirs expérientiels
- Assume la subjectivité du patient et du chercheur
- Assume la rencontre (intersubjectivité)
- Co-construction du récit et du savoir chercheur/patient
- Patient au centre du dispositif, considéré comme un sujet pensant, avec son vécu personnel et son récit
- Critères de jugement d’un dispositif thérapeutique à partir du vécu du patient : les critères « qui font du bien au patient » ne correspondent pas forcément aux critères retenus par ECR
- Recherche qualitative évalue ce qu’est la maladie, le soin du point de vue du patient « ce que les sujets disent de ce qu’ils vivent, à un autre (chercheur) » avec une exploration approfondie.
- Comment connaître les critères d’amélioration du point de vue du patient, si ce n’est en commençant par une recherche qualitative ?
- IPSE (Inductive Process to analyse the Structure of lived-Experience) approach: une méthode qualitative innovante, spécifique aux champs de la santé avec pour objectifs, la mise en place de propositions concrètes.
Références
1. Maynard A. Evidence-Based Medicine: an incomplete method for informing treatment choices. Lancet 1999; 349:126-8.
2. Sackett DL, Rosenberg WM, Muir Gray JA, Haynes RB, Richardson WS. Evidence-Based Medicine: what it is and what it isn’t. BMJ 1996; 312: 71-2.
3. Masquelet AC. Evidence based medicine (EBM) : quelle preuve a-t-on que la médecine basée sur la preuve apporte un réel bénéfice ? What proof do we have EBM brings a true benefit? Rev Prat. 2017 Oct;67(8):908-914.
4. Greene JA, Loscalzo J. Putting the Patient Back Together - Social Medicine, Network Medicine, and the Limits of Reductionism 2017 Dec 21;377(25):2493-2499.
5. Food Drug Agency. Guidance for industry: patient-reported outcome measures: use in medical product development to support labeling claims. Rockville, MD, USA. 2009
6. Lasch KE, Marquis P, Vigneux M, Abetz L, Arnould B, Bayliss M, Crawford B. Rosa K. PRO development: rigorous qualitative research as the crucial foundation. Quality of Life Research, 2010 19(8), 1087-1096.
7. Pope C, Mays N. Qualitative Research: Reaching the parts other methods cannot reach: an introduction to qualitative methods in health and health services research. BMJ 1995;311(6996):42-5.
8. Kuhn T. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Champs-Flammarion, 1983.
9. Patton MQ. Qualitative Research & Evaluation Methods. 3rd ed. 2001
10. Dey I. Grounding Grounded Theory: Guidelines for Qualitative Inquiry. San Diego, CA: Academic Press. 1999.
11. Morse JM. Qualitative health research: creating a new discipline. Walnut Creek, Calif: Left Coast Press; 2012. 176 p.
12. Sibeoni J, Verneuil L, Manolios E, Révah-Levy A. A Specific Method for Qualitative Medical Research: The IPSE (Inductive Process to Analyze the Structure of Lived Experience) Approach. BMC Medical Research Methodology: published in Sept 2020.
13. Smith J, Flower P, Larkin M. Interpretative Phenomenological Analysis: Theory, Method and Research. London: SAGE; 2009.
un article rédigé
par Laurence Verneuil
et l'équipe IPSEA